En juillet 2019, l’équipe d’inno³ s’est rendue au Japon afin de rencontrer les acteurs locaux issus des milieux du numérique, de l’open source, de l’open data, etc. et d’échanger sur leurs pratiques et projets d’innovation ouvertes. En effet, la scène japonaise fascine bon nombre d’occidentaux pour son marché numérique et technologique évolutif et innovant, pour sa singularité et son approche ancestrale perpétuée dans de nombreux domaines. On pourrait alors caractériser l’île nippone de curiosité stimulante.
Mais que connaissons-nous vraiment de l’archipel, de ses acteurs et de leurs projets, en particulier en matière d’innovation ouverte ? Un trop grand nombre de projets sont encore méconnus en France bien qu’il existe certainement de nombreuses possibilités de mutualisation et d’apprentissage. Autrement dit, que pouvons-nous apprendre d’eux et que pouvons-nous leur apporter afin de contribuer ensemble à l’évolution du marché ? Inno³ s’est alors rendu sur place afin de rencontrer l’écosystème japonais.
À cette occasion, l’équipe a rencontré Louis Avigdor du CNRS, expatrié Français en charge des missions de partenariats industriels et transfert de technologie depuis Tokyo.
Implication du CNRS à l’international
Le CNRS est le Centre National de la Recherche Scientifique. Comptant de nombreux laboratoires de recherche sur l’ensemble du territoire Français, il est également présent à l’international avec 8 bureaux répartis dans le monde, dont 1 au Japon couvrant la zone Asie du Nord-Est(Corée, Taïwan et Japon). À ces bureaux s’ajoutent plusieurs laboratoires : 37 au total, dont 6 au Japon. Les laboratoires du CNRS à l’étranger diffèrent des laboratoires situés en France en termes de taille. En France, la taille moyenne d’un laboratoire est d’une centaine de personnes (chercheurs, ingénieurs, techniciens, titulaires et CDD), alors qu’à l’étranger les chercheurs français sont en nombre plus réduit, en général 3 à 5. Pour ce qui est de la structure des laboratoires, le principe est le même, qu’ils soient basés en France ou à l’étranger : une unité mixte de recherche en partenariat avec une université, un organisme de recherche ou un industriel.
Le bureau de Tokyo compte donc 3 personnes : un directeur de bureau, une personne en charge de la communication et un gestionnaire japonais en charge des aspects administratifs. À titre exceptionnel, le bureau de Tokyo compte une 4e personne : notre interviewé Louis Avigdor, sur les missions de partenariat industriel et transfert de technologie. Son poste est une expérimentation du CNRS suite à son travail réalisé préalablement à l’Université de Kyoto.
L’innovation, un enjeu de taille au Japon
Dans la culture japonaise, l’innovation est davantage incrémentale et continue. Elle se caractérise d’ailleurs par le concept dit “Kaizen”, mot japonais provenant de la fusion des mots “kai” et “zen” signifiant respectivement « changement » et « meilleur ». Ce terme traduit alors une innovation générée dans la durée avec des améliorations progressives. C’est un concept très ancien et très ancré dans la culture nippone où l’idée est de perfectionner son art toute sa vie. Encore aujourd’hui nombre d’entreprises locales préfèrent orienter leur valeur ajoutée au travers d’une spécialisation dans un domaine donné et pouvoir ainsi, après un travail long et acharné, se définir expert. Cette approche se diffère du modèle occidental et notamment Français qui prône une culture de la diversification des services et/ou produits afin de toucher un public plus large.
Le concept dit “Kaizen” n’est cependant pas le seul à pouvoir définir l’innovation japonaise. Le syndrome des Galapagos est un phénomène économique particulièrement présent au Japon faisant référence à la théorie de l’évolution de Charles Darwin et à sa description des Îles Galápagos. Isolées du reste du monde, ces îles recensent une faune et une flore ayant développé des caractéristiques endémiques pour s’adapter à leur environnement. Adapté au contexte de la mondialisation, ce syndrome caractérise alors un pays économiquement ou culturellement isolé connaissant un développement spécifique de certains produits internationaux pour satisfaire la demande locale. Cette adaptation au monde extérieur a cependant ses limites comme peut illustrer l’arrivée du premier Iphone sur l’archipel. Les marques locales, qui avaient développé de nombreuses innovations spécifiquement pour le marché japonais, n’ont pas suffisamment anticipé les progrès des marques internationales concurrentes et des changements radicaux que leurs nouveaux produits pourraient avoir sur les attentes des utilisateurs japonais. L’apparition soudaine de l’Iphone et autres smartphones à écrans tactiles ont bouleversé le Japon à tous les niveaux : économiquement et culturellement. Les fabricants de téléphones portables japonais qui n’ont pas vu venir cette révolution technologique ont alors été balayés, y compris sur le marché local.
De ces deux premiers concepts ressort alors un premier constat : le Japon est un écosystème assez fermé. Les produits y circulant sont adaptés aux demandes particulières du marché local mais très peu, voire pas, aux marchés extérieurs. Cette culture tournée vers l’intérieur et constamment à la recherche de l’amélioration ne les prépare donc pas à l’ouverture, à la collaboration et les rend moins agiles quand il s’agit de changer rapidement d’orientation pour faire correctement face aux imprévus.
Cette spécificité du marché commence à montrer ses failles. Les enjeux d’innovation au Japon sont également très marqués dans le domaine de l’éducation. L’archipel compte un très grande nombre d’universités sur l’ensemble de son territoire : 700 contre seulement 75 en France en 2015. Parmi ces universités nippones, environ 190 sont publiques, la moitié étant des universités nationales et l’autre des universités locales. Au Japon les universités nationales sont globalement les plus prestigieuses. Elles bénéficient de financements publics importants et peuvent donc proposer des frais de scolarité moins élevés que les privées qui doivent s’autofinancer. Les universités nationales les plus prestigieuses sont moins confrontées que les autres à la pénurie d’étudiants japonais due à la faible natalité. Elles ont donc été moins inciter à ouvrir leur recrutement à des étudiants étrangers que leurs consœurs moins prestigieuses ou privées. Celles-ci sont alors plus sensibles aux enjeux d’innovations, en ouvrant notamment des cursus internationaux afin d’attirer les étudiants étrangers.
Le Japon et le reste du monde
Le Japon est lun des pays dans lequel le CNRS investit le plus. Le CNRS a en particulier une unité mixte de recherche avec l’Institut des Sciences Industrielles de l’Université de Tokyo, où plusieurs projets innovants sont menés. L’un d’entre eux a conduit l’ancien directeur français du laboratoire à créer une start-up à Lille à son retour en France afin de poursuivre le développement de la technologie en lien avec des cliniciens, ce qui aurait été moins facile au Japon où le cloisonnement entre disciplines scientifiques est plus important..
Un autre exemple de collaboration entre la France et le Japon est celui de la robotique : le CNRS et l’AIST ont créé une unité mixte de recherche afin de profiter de la complémentarité des expertises française (sur les aspects software) et japonaise (sur le hardware). Les deux pays ont tout intérêt à mutualiser leurs expertises afin de faire progresser ensemble les domaines étudiés par le CNRS.
La prise en compte des questions de valorisation de la recherche publique a été initiée au Japon à partir de la fin des années 1990. On observe des trajectoires similaires avec l’Europe, et en particulier avec la France, qui a elle aussi mis l’accent sur ces questions depuis une vingtaine d’années. De nombreux acteurs envisagent de travailler davantage ensemble notamment sur les questions de valorisation de la recherche où les problématiques identifiées se rejoignent.
Si les relations avec l’Europe convergent, les relations avec la Chine et la Corée sont encore particulièrement difficiles. L’héritage historique des années 30 et 40 rend la situation compliquée avec ces deux pays. Les récents différends commerciaux entre le Japon et la Corée en sont l’illustration. A titre d’exemple, la marque de téléphone Samsung commercialise ses produits sous la marque « Galaxy » au Japon afin de ne pas rebuter les consommateurs japonais, stratagème qui a également été dupliqué aux magasins de l’enseigne. Si vous êtes de passage au Japon, il vous sera alors très difficile de trouver un produit commercialisé sous la marque Samsung.
La communication avec le reste de l’Asie, et en particulier avec les pays d’Asie du Sud-Est, est en revanche plus dépassionnée et tournée vers une mutualisation des compétences. Des travaux de recherche sont ainsi menés de manière collaborative et le Japon souhaiterait accueillir de nombreux chercheurs et étudiants de cette région. De plus, l’ouverture des cursus internationaux au sein des universités privées favorise la mobilité étudiante sur l’île nippone, en provenance des pays d’Asie du Sud-Est et, malgré la complexité relationnelle entre les 2 pays, de la Chine.
Du fait des liens historiques ayant suivi la seconde guerre mondiale, le Japon entretient de solides relations avec les États Unis. Ces derniers ont en effet administré l’archipel pendant une dizaine d’années après la guerre. Cependant depuis quelques temps et notamment suite à l’arrivée de Donald Trump à la présidence américaine, les Japonais se tournent plus facilement vers l’Europe qui présente davantage de similarités culturelles.
Une culture de la donnée encore timide
La culture d’ouverture de la donnée est une pratique encore peu répandue au Japon et représente davantage une décision opportuniste se traduisant par une absence de stratégie pérenne. À la suite de l’accident nucléaire survenu à Fukushima en 2011, les acteurs locaux avaient misé sur une stratégie de transparence des informations recueillies pour ne pas réitérer les mêmes erreurs et reconquérir la confiance des japonais. Cependant cette bonne résolution a été mise à rude épreuve dès lors qu’un taux de radioactivité existant était enregistré. De peur des répercussions le centre nucléaire de Fukushima ne publiait que les résultats de radioactivité stipulés comme nul. Le centre s’est alors très vite rétracté et a abandonné l’Open Data pour ne pas avoir à publier leurs résultats.
D’autre part, le Japon comptabilise en règle générale un faible taux de co-publication des travaux de recherche avec des partenaires étrangers. Pour illustration : au CNRS 60% des travaux de recherche sont co-écrits avec des chercheurs étrangers, contre seulement 25% au Japon. À cet égard, la langue apparaît comme une réelle barrière, dans la mesure où les travaux sont principalement rédigés en japonais. Peu de personnes parlent la langue en dehors de l’île nippone, les travaux n’apparaissent donc pas dans les bases étrangères, attestant ainsi d’une difficulté d’accès et de partage envers les non japonophones.
Cette complexité autour de la publication de la donnée se traduit également par un cloisonnement très présent au sein des laboratoires de recherche. Alors que les laboratoires du CNRS comptent en moyenne une centaine de personnes, réparties en différentes équipes, au Japon un laboratoire de recherche est majoritairement composé de : un professeur, un professeur associé, un professeur assistant, et des étudiants. La communication d’un laboratoire à l’autre y est alors plus limitéeet le poids de la hiérarchie contribue à ne pas faciliter le partage d’informations.
Les Japonais, et plus particulièrement les entreprises sont également très prudents à l’égard de l’ouverture des données en raison de scandales financiers ayant fragilisé la confiance des locaux il y a quelques années de cela. Certains établissements renommés auraient ainsi modifié leurs chiffres d’affaire en raison d’objectifs non atteints. La supercherie a cependant fini par se faire savoir, déclenchant un énorme scandale auprès de la population nippone. Dès lors les entreprises ont décidé d’opter pour un modèle de non transparence de manière à ce que leurs résultats ne puissent être accessibles et leurs décisions jugées.
De Fukushima aux problèmes financiers, tout en passant par une faible collaboration internationale dans le domaine de la recherche, le Japon enregistre une culture de la donnée encore très faible voire inexistante et révèle des problèmes de transparence et d’authenticité. Prenant cependant conscience des conséquences que peuvent engendrer ces freins sur leurs progrès et leurs relations extérieures, le Japon s’intéresse de plus en plus au Règlement Général de la Protection des Données (RGPD) entré en vigueur en Europe en mai 2018, pratique perçue comme innovante et salutaire dans le reste du monde. À ce titre, les Japonais ont recours à de nombreux experts du domaine et se déplacent régulièrement en Europe pour s’inspirer de cette pratique, s’informer des enjeux et des résultats dans l’optique de l’adapter au marché nippon.
Innovation et ouverture : l’enjeu de demain
Le Japon est un écosystème fermé, tourné vers l’intérieur, encore très cloisonné et ancestral. Il semble nécessaire de faire évoluer les méthodes d’innovation d’autant plus que son marché est régulièrement bouleversé par les entreprises étrangères s’installant sur son territoire afin de conquérir un nouveau public.
Le second grand défi du Japon est de faire face au vieillissement croissant de sa population. Pour ce faire, l’archipel mise sur les avancées réalisées dans le domaine de la robotique, avec notamment le développement des exosquelettes afin de permettre aux personnes âgées de travailler plus longtemps et ainsi combler le déficit en termes de ressources humaines pour les années à venir, en particulier dans les zones rurales victimes de l’exode de la population vers les grandes métropoles. En revanche, l’ouverture des frontières à une population étrangère ne semble pas être une solution envisageable et envisagée par le gouvernement japonais.
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